Ce nouveau numéro de Plural Pluriel, revue des cultures de langue portugaise – numéro 19, automne-hiver 2018 – est consacré au premier État proclamé durant le troisième millénaire, qui est également le plus jeune pays indépendant du monde lusophone, le Timor-Oriental. Pour notre revue, il s'agit d'une entreprise inédite, les articles du dossier ouvrant un espace interdisciplinaire où sont présentées non seulement des recherches réalisées par des spécialistes du Timor-Oriental, issus de diverses parties du monde, mais où résonnent également des voix de chercheurs timorais ainsi que celles de professeurs de langue portugaise au Timor-Oriental.

Le dossier accueille une multiplicité de collaborations nouvelles qui configurent la complexité et la pluralité des perspectives, s'articulant sur le concept d'objectification. La pertinence de ce concept est bien explicitée dans le texte d'introduction du dossier, « Processos de objetificação da cultura em Timor-Leste: Aproximações », de Kelly Silva et de Daniel Borges. Ce texte invite à regarder la transversalité au coeur des questions traitées par les différents articles : les processus par lesquels des objets culturels prennent sens au sein des cultures, ou bien sont déplacés vers d'autres contextes par des entités exogènes, comme des ONGs et des organes d'État. L'objectification configure ces processus, où parfois des objets culturels, comme par exemple l'artisanat, sont déracinés de leurs contextes initiaux de production. Comme le soulignent les auteurs, l'on peut objectifier jusqu'à l'histoire et la littérature. Ils montrent également que, en raison de la récente indépendance politique du Timor-Oriental (2002), l'arrivée de plusieurs organes internationaux dans ce pays, pour y construire des institutions modernes, est à la source des objetifications de la culture timoraise les plus récentes, ce qui soutient la pertinence du concept pour comprendre le Timor-Oriental aujourd'hui.

La première partie du dossier proprement dit est consacrée à ce que nous pourrions appeler les « Perspectives théoriques en langue portugaise et littérature au Timor-Oriental ». Le premier article, écrit par Alexandre Cohn da Silveira , « A língua portuguesa e o caleidoscópio linguístico de Timor-Leste », focalise les politiques linguistiques et propose un rapprochement critique entre le kaléidoscop linguistique du Timor-Oriental et le rôle de la langue portugaise dans le pays, soulignant les effets de l'imposition linguistique. Les trois articles suivants proposent des études exemplaires de phénomènes pertinents liés à la langue portugaise : partant de leurs expériences comme enseignantes, Susana Soares et Clara Amorim choisissent d'évoquer les problèmes récurrents de l’enseignement du portugais à l'Université, dans « Des influences de l’objectification de la langue portugaise sur la définition du profil des apprenants timorais à l’entrée de l’enseignement supérieur public », offrant en outre une étude détaillée du quotidien de l'apprentissage du portugais. L’article de Davi Albuquerque semble apporter un contrepoint sociolinguistique et multiculturel, avec « A interação intercultural em Timor-Leste: aspectos linguísticos e ecológicos », qui problématise la présence du multilinguisme dans les classes de langue portugaise. L'introduction de la langue portugaise est majoritairement un projet initié par le gouvernement et par des entités étrangères, qui finissent cependant par objectifier les langues et les cultures du pays au détriment de la lusophonie. Il peut arriver que la langue soit contre-objectifiée lorsque des traditions millénaires timoraises s'en approprient. C'est le cas mis en évidence par Karin Indart dans « Objetificação como sacralização: a Língua Portuguesa na cultura Leste-Timorense », où la langue portugaise est sacralisée par l'élite timoraise lorsque celle-ci devient un objet de vénération à travers le processus traditionnel de « faire quelque chose de lulik » (sacré). L'article de Suillan Miguez Gonzalez « Pensar rizomaticamente as relações literárias por Timor-Leste », ouvre de nouvelles possibilités d'analyse de la littérature timoraise, tirant profit du pouvoir rhizomatique du peuple du Timor pour penser le Réseau Littéraire de Timor au moyen des notions de circulation et de permanence de voix, jusque-là peu employées. Il s'agit essentiellement d'une (dés)organisation productive à travers l'analyse des relations littéraires.

La seconde partie du dossier, entièrement consacrée à la relation entre Mémoire et Identité, propose un premier article de David Callahan, « Memória, apagamento e afecto: correntes ideológicas na literatura infantil não-ficcional sobre Timor-Leste », abordant également la littérature ; celui-ci attire notre attention sur l’effacement de l’histoire, à travers de l’élimination de certains thèmes dans les curricula scolaires, une volonté du pouvoir politique, à rebours de celle de la population. C'est en analysant la production de matériel pédagogique à destination des enfants y compris au Timor-Est que l'auteur montre une tendance à contrecarrer le désir de contrôler les récits nationaux. L'article suivant – « Literatura oral e identidade maubere na construção de discursos sobre a formação da nação timorense » de Vicente Paulino et de Daniel Borges, cherche à décrire deux éléments récurrents dans les discours sur la formation de la nation et la construction de l'identité à Timor-Leste: la littérature orale et l'identité maubere. « Timor-Leste, a guerra e as memórias delas », de Teresa Cunha constitue une importante analyse de récits de femmes timoraises au sujet des souffrances subies pendant la guerre d'occupation indonésienne au Timor-Leste entre 1975 et 1999.

La troisième partie ouvre le dossier aux interconnexions de l'histoire du Timor-Oriental avec les « Pouvoir Coloniaux, Objectification et Histoire ». Lúcio Sousa, y évoque le rôle instrumental attribué aux bazares par les autorités coloniales au Timor Portugais avec « O bazar colonial no Timor Português: a submissão dos “comerciantes selvagens” ». Considérant la période qui s'étend de la fin du XIXe siècle jusqu'à 1930, l'auteur analyse l'usage du basar comme un moyen actif de contrôler les structures de pouvoir autochtones et de normaliser la mobilité des populations. Frédéric Durand se consacre ensuite à la quête de la présence de femmes à la tête de royaumes, phénomène attesté à Timor au milieu du XVIIe siècle et au cours du XIXe siècle. Avec « Autorité royale et pouvoir féminin traditionnels dans l’île de Timor », il se demande si cette présence constitue un phénomène local ou bien induit par la présence européenne, et si l’apparente absence de souveraines en dehors de ces périodes serait le résultat de « cycles » ou résulterait plutôt de lacunes dans la documentation disponible. Le dernier article du dossier, « Le Timor à feu et à sang (1941-1945) », est une fine actualisation de l'Histoire du Timor-Oriental pendant la Deuxième Guerre mondiale. Flávio Borda D’Água met en lumière les quelques démarches entreprises pour résoudre la question de la bataille de Timor tant d’un point de vue diplomatique que du point de vue local par les actions du gouverneur portugais à Timor de l’époque, Manuel de Abreu Ferreira de Carvalho.

La section de la revue réservée aux DOCUMENTS offre au lecteur un essai photographique de Keu Apoema, chercheuse, photographe et conteuse d'histoires traditionnelles, intitulé « Do Adat à Igreja: A anterioridade e a autoridade ritual da casa sagrada », inspiré de ses voyages au Timor-Leste à la recherche des conteurs traditionnels. Le deuxième document est une interview des conteuses du groupe timorais Haktuir ai-knanoik, où il est possible de trouver l'interview écrite ainsi qu'un document audio contenant la narration d'un récit traditionnel timorais en trois langues : tétum, portugais et fataluco.

Enfin, la dernière partie du numéro est traditionnellement consacrée aux RECENSIONS. On peut y trouver deux comptes-rendus, par Daniel Batista Lima Borges, des livres : (1) Coletânea de textos « Histórias da minha origem: Aiknanoik Ha'u Nia Hun » publié en 2018, au Timor-Oriental, et organisé par Márcia Cavalcante et Maria da Cunha; (2) Roman « Para onde vão os gatos quando morrem? », de l'écrivain timorais Luís Cardoso, publié en 2018.

C'est ainsi un dossier aussi théorique qu'exotique, fondé sur une connaissance précise et empirique de ce territoire qui, peut-être plus que tout autre pays lusophone, reste encore à découvrir.

Daniel Batista Lima Borges
Kelly Silva
Idelette Muzart-Fonseca dos Santos

Publiée: 26-03-2019

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